Lettre ouverte de Nathalie Vendrys à l’occasion des commémorations de l’attentat de l”école Polytechnique du 6 décembre 1989

Nathalie Vendrys - Graduation décembre 1995

Nathalie Vendrys

Graduation Université de Sherbrooke - Génie civil - décembre 1995

 Aux filles qui me suivront, 

Après 32 ans de silence, c’est à vous que je m’adresse. Sans le savoir, je portais une lourde charge qui m’avait coupé l’envie de parler mais pas d’agir. 

Je dois vous dire, vous partager, mettre des mots sur ce qu’on ne veut pas entendre. Vous raconter pour qu’elles ne disparaissent pas, vous raconter pour vous encourager à exister, telles que vous êtes. 

J’ai pris le temps pour vous écrire car je ne peux plus rester silencieuse. Riche d’un beau parcours garni d’aventures et d’expériences au-delà de mon imagination, j’ai gagné de la perspective. Peut-être qu’aujourd’hui je me libère un peu. J’ai eu peur, j’ai eu honte de ne rien dire, honte à l’idée de dire. Je me suis surtout sentie illégitime d’en parler mais pourtant, inscrit en moi, le 6 décembre 1989 continue d’influencer la femme que je suis et peut-être celle que vous serez. 

Ce soir-là, je rentrais du CÉGEP et la télévision s’est mise à diffuser les images de l’attentat à la Polytechnique de Montréal. Gravées dans ma tête, je revois ces civières qui sortaient de la faculté d’ingénierie, ces étudiant.e.s, les forces de police et les premiers secours affolés. Les gens pleuraient... Scènes de chaos. 

Des filles ciblées, assassinées, tirées ici, au Québec. Je me souviens que même les journalistes et commentateurs de nouvelles étaient ébranlés et cachaient mal leurs émotions. Je regardais les images, confuse. J’avais peur, personne ne comprenait cette scène. Dans une école… des ingénieures, des filles presque de mon âge. Les commentaires défilaient. J’ai manqué d’air, la poitrine serrée, les yeux rivés à l’écran, leur mort aux nouvelles, nouvelle impensable, ici, à cette époque. Mes colocs n’étaient pas encore rentrés et j’étais seule dans le sous-sol de notre appartement, je me suis effondrée sur le vieux fauteuil du salon. 6 décembre 1989, Montréal, 14 jeunes femmes venaient de se faire assassiner parce qu’elles étaient des femmes. 

J’avais presque 18 ans, la tête en vrac, le coeur en miettes, la vie bouleversée mais la vie quand même et ça, j’allais m’en souvenir obstinément. 

Je me suis couchée ce soir-là en pensant à ces jeunes femmes, à leurs familles, leurs amies, leurs camarades de classe… Bien sûr que je me suis dit que ça aurait pu être moi. Moi, femme, peau brune et future ingénieure. Autant de caractéristiques que de fusils pouvant se pointer sur moi. Ça aurait pu être moi, mais ça avait été elles, et je me noyais silencieusement dans la peine, la colère et la peur, mais je n’allais pas reculer. C’était ma seule certitude ce soir-là, ne pas reculer. Poursuivre le destin que je m’étais choisi. Je sentais que c’était mon devoir d’aller étudier en ingénierie pour moi, mais aussi pour elles qui n’avaient pas pu finir et pour vous qui allez venir sur ces bancs car la peur et la haine ne peuvent pas gouverner nos vies, car les responsables d’actes haineux ne peuvent pas imposer leur vision étroite et dangereuse. 

Longtemps je me suis sentie illégitime. Longtemps je me suis dit que de n’avoir pas été entre ces murs au moment du drame, ça ne me donnait pas le droit d’en parler. Je crois que c’est le cas de bien de mes collègues ingénieures. On n’en parle pas, on le vit en dedans. Au mieux, on se recueille le 6 décembre mais nos larmes sèchent sans se voir. Chaque année j’appréhende cette journée. Chaque année ça me brasse, ça vient me chercher au plus profond. Mais on n’en parle pas entre nous. Comme s’il y avait une amnésie arrangeante, une omerta convenue, une faille qu’on ne voulait pas voir. 

Ça fait une grosse pelote de sentiments avec lesquels on ne sait pas comment “dealer” mais qui rongent pourtant tellement d'entre nous! J’en connais qui portent cet héritage comme moi. Qui se battent comme moi pour faire notre place, pour vous donner la vôtre, relève féminine. Mais, elles non plus, elles ne disent rien, comme moi durant ces 32 dernières années. Mon conjoint, une collègue qui était sur place à l’époque, des amis, on a pourtant une familiarité professionnelle et personnelle, mais rien ne sort vraiment. Par respect, par déni ou en combattant silencieusement à coups d’actions passionnées. À chacun sa carapace. 

De l’aide, oui, il y en a eu. Mais pour ceux et celles qui ont vécu cette onde de choc indirectement, nous avons prétendu absorber ce trauma sans rien dire; un trauma collectif. Nous avons accusé le choc comme des bons petits soldats car comparativement aux familles et amies des victimes, comment pouvions-nous exprimer quoique se soit? Mais on n’est pas des petits soldats. On a choisi d’être ingénieure et pourtant, voilà que je fais la guerre depuis ce jour-là. Je me bats contre les préjugés et la discrimination. Toute ma carrière je suis venue vous rencontrer les filles, et je continuerai de le faire. Nous devons continuer à avancer… ne jamais reculer. 

Je continuerai de vous encourager à devenir ingénieure mais à rester femme, je vous dirai de ne pas hésiter et de foncer, mais je vous dirai aussi de vous rappeler. De vous rappeler de ce 6 décembre, de vous rappeler que rien est acquis, que tout reste fragile, nos droits de femmes, notre place, l’égalité qu’il faut encore acquérir, les regards de travers et les préjugés à bannir. 

Beaucoup de choses ont changé en 32 ans, mais la route est longue. Si je vous ouvre mon coeur aujourd’hui, c’est que malgré la peine, je suis fébrile de faire un bout de chemin à vos côtés. Le corps ingénieur gagnera à être le coeur ingénieur et j’en appelle à votre force, votre talent, votre sensibilité et surtout votre ténacité. 

Ensemble, honorons la mémoire de nos consoeurs parties trop tôt et participons activement à une société plus juste et inclusive. C’est en se tendant la main qu’on pourra se prendre dans nos bras pour nous épauler, nous consoler, nous encourager, nous féliciter. 

À vous les filles qui me suivront, je vous partage ma mémoire et mes espoirs, mes apprentissages et mon savoir, en ce jour de souvenir. Puisse votre chemin atteindre des cieux plus cléments que celui où brillent 14 étoiles, car si vous croyez en vous comme je le fais, je suis convaincue que “sky is the limit”. Il n’y aura plus de plafond de verre pour être acceptées telles que nous sommes, telles que vous êtes. 

Nathalie Vendrys, Ing. 

Nathalie est ingénieure et ostéopathe,et tout au long de sa carrière, elle s’est distinguée dans son implication auprès de la jeunesse et notamment de la relève féminine en ingénierie et en sciences. Depuis octobre 2021, elle est aussi présidente du Conseil d’Administration d’Actions Femmes Î-.P.-É., une association qui milite pour que chaque femme de la francophonie insulaire puisse trouver sa juste place dans la société et qui oeuvre au renforcement de la solidarité féminine. Nathalie est également représentante de l’île-du-Prince-Édouard sur le Conseil d’administration de l’Alliance des femmes de la francophonie canadienne. 

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